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REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS.
ÉDITIOTf ArGME!»TÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA
REVUE
DES DEUX MONDES.
TOME IX.
SEPTEMBRE 1855.
H. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
1835.
LE PARLEMENT ANGLAIS EN 1835
II.
LA CHAMBRE DES LORDS.
§1-
Nous n'avons pas un long chemin à faire pour aller de la chambre des communes à la chambre des lords. Les commu- nications constantes qu'elles ont entre elles ont de tout temps nécessité leur réunion dans le même palais. Le dernier incendie de décembre ne les a pas séparées. Les salles provisoires ont des passages provisoires qui mènent encore de l'une à l'autre. C'est par eux que les membres des communes eux-mêmes apportent journellement leurs bills à la barre de la pairie, et que la pairie envoie ses messagers déposer les siens sur le bureau des communes.
Les ministres ne sont pas sans profiler aussi de ce voisinage. Comme ils n'ont d'entrées officielles que dans la chambre à
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laquelle ils appartiennent, s'il arrive que le combat s'engage à la fois sur les deux champs de bataille, le double état-major du cabinet peut au moins s'expédier de seconde en seconde des courriers et régler ses opérations d'après les nouvelles reçues. Grâce à cette proximité, plus d'une fois les bruits seuls de l'assemblée populaire ont soudainement fait pâlir l'assemblée aristocratique sur ses sièges. Tandis que la coalition fanatique des pairs temporels et spirituels escaladait le banc intrépide- ment défendu, mais mal fortifié, de lord Melbourne, plus d'une fois la grande voix tonnante des communes est venue ralentir la furie des assadlans et encourager la résistance des assiégés. — C'était souvent le cri de victoire des réformistes menés par lord John Russel qui achevait de mettre en déroute les conser- vateurs vaincus de sir Robert Peel.
Mais il faut vous décrire le second théâtre de notre guerre politique.
Cette chambre des lords a la forme d'un carré long comme celle des communes. La disposition générale des banquettes est pareille; mais la décoration a plus d'apparence éclatante. De l'unique galerie commune au i)ublic et aux journalistes, vous avez vis-à-vis de vous le trône. Ce n'est pas , comme en France , un meul>le qu'on place une fois l'an le jour de la session. Ici le trône est inamovible. 11 esl l'éternel premier président.
Au-dessous s'étend en travers le célè])re sac de laine, le siège du président réel de l'assemblée. La coutume veut effectivement que ce soit une sorte de sac, une banquette sans dossier.
Le bureau des greffiers est séparé du sac de laine par deux banquettes où deux places sont réservées aux niasters in chaii cery, — les messagers officiels de la chambre.
Étoffes et draperies du trône . tentures des murailles, lapis , portières, banquettes, coussins et dossiers, tout est rouge dans cette salle. Le rouge est la couleur patricienne. Quand les pairs siègent là aux séances royales , en grande livrée, avec leurs manteaux rouges , tout cela forme un ensemble qui éblouit plus qu'il n'impose. L'aspect des communes, debout à la barre, en leurs simples linbits de ville, offre alors un contraste saisis- sant. On sourit malgré soi en se disant que ce ne sont pas les maîtres qui portent les v^'t^mens de pourpre.
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Celle salle , où se rassemblent provisoiremenl les pairs, fui jadis la chambre à coucher d'Édouard-le-Coniesseur. Ou com- prendra que si les quatre cent trente lords actuels s"y voulaient réunir à la fois, elle les contiendrait malaisément; mais cette fantaisie ne les prend guère. C'est une grande occasion que celle qui groupe une assistance de deux cents membres. Les pairs jouissent d'un singulier privilège qui les dispense presque de la résidence législative. Ils peuvent voter par procureur. Ainsi, l'un d'eux se mettant en route afin d'aller faire son tour d'Europe, laissera, s'il lui plaît, sou mandat à un sien confrère de son parti, elle mandataire en usera tant qu'il voudra, quand il voudra, comme il voudra , sauf dans les divisions de comité. Le consentement royal rendait seul autrefois ces procurations valables. On ne le demande même plus aujourd'hui. A l'heure qu'il est, le duc de Wellington, par exemple , a sa poche pleine de votes tories.
Les pairs qui viennent aux séances trouvent la salle tempo- raire qu'ils occupent fort étroite et incommode. Le gouverne- ment, qui leur en bâtit une nouvelle, les a consultés sur les dimensions , et il a été arrêté qu'elle ne serait ni trop grande ni trop petite. 11 ne s'agit pas de la construire comme si la totalité des lords s'y pouvait rassembler. Cette hypothèse n'a point même été posée. On ne se souvient pas que jamais l'as- semblée ait été plus nombreuse que lors du vote de Tamende- ment capital tenté contre la réforme parlementaire, le 7 mai 1 83:2. Ce jour-là il y eut deux cent soixante-sept membres présens. On part de là : il sera alloué à chacun un espace de trois pieds carrés. On voit que les nobles lords sont partagés entre le désir d'être assis confortablement et la crainte d'avoir un trop vaste appartement où pourrait être un beau jour logée quelque fournée d'intrus.
Un mot sur la constitution de la chambre. Rien de plus divers que les élémens qui la composent. Elle a d'abord ses pairies héréditaires par ordre de primogéniture ; ce sont les pairies anglaises, incomparablement les plus nombreuses; ensuite les pairies écossaises et irlandaises , qui sont électives selon deux modes différens. Les pairs écossais sont nommés pour la durée d'un parlement ; les pairs irlandais à vie. Puis il y a en outre les pairs ecclésiastiques, archevêques et évêques, anglais ou
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irlandais, qui siègent , les uns de plein droit et à vie aussi ; les autres annuellement , à tour de rôle , quatre par quatre. Lorsqu'il s'agira de refondre et de reformer cette chambre , le principe d'élection s'y trouvera donc tout établi et sous toutes les formes.
Chez nous, la pairie forme la seule noblesse titrée réelle. On n'a point de titre légal si l'on n'est pair. Les fils d'un pair ne sont point autorisés à prendre dans un acte public de titres nobiliaires. Les aînés eux-mêmes ne sont lords que du consen- tement du monde et par sa courtoisie. De là le registre officiel de la pairie est la seule liste officielle de la noblesse.
Rigoureusement il faudrait classer la chambre haute selon sa hiérarchie. Il y a en effet des pairies de divers rangs , et entre pairies de rang égal , c'est la plus ancienne qui a la pré- séance.
Ainsi , ce sout d'abord les ducs , puis les marquis , les comtes, les vicomtes et les barons. Les évêques et les arche- vêques, qualifiés de lords spirituels, sont répartis dans ces catégories suivant leur dignité. Les archevêques d'Angleterre sont assimilés aux ducs et les précèdent même. L'archevêque de Canterbury, espèce de pape anglican comme primat et chef de l'église , vient immédiatement après les princes du sang. Il est le premier pair de la chambre. Le lord chancelier (lorsque chancelier il y a), en est par sa charge le second, et le troisième est l'archevêque d'York.
Les évêques sont classés comme barons et avant ces derniers. Dans la langue honorifique , un duc est un très noble duc et iO grâce. La couronne le traite de bien féal et bien-aimé cousin et conseiller.
Leurs grâces de Canterbury et d'York sont archevêques , le premier ;3a/' /a divine Providence , \t stconà par la permis- sion divine seulement.
Les marquis, les comtes et les vicomtes sont bien honorables et très honorables, et de plus les bien féaux et aimés cou- sins de la couronne.
Les bien honorables barons sont aussi les bien féaux et bien-aimés de la couronne , mais ils ne sont plus ses cousins. En de certaines occasions, les ducs, les marquis et les comtes
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sont puissans princes , jamais les vicomtes ni les barons.
N'oublions pas que les évèques bien honorables , comme barons , sont en outre comme évêques, bien révérends pères en Dieu.
Les barons de Kingsale, à l'instar des grands d'Espagne , ont le privilège héréditaire exclusif de rester couverts en pré- sence du roi.
D'autres privilèges formels , la pairie n'en a point qui ne soient communs à tous ses membres. Les principaux sont ceux qui interdisent la saisie de leurs biens, les défendent d'être arrêtés pour dettes en aucun cas, et d'êlre jugés par défaut en aucune action civile. Ils n'ont à répondre à aucune action cri- minelle, si ce n'est devant leurs pairs.
La raison qui garantit en ces cas et bien d'autres l'inviolable franchise de leurs personnes, est prise d'une fiction qui suppose que les pairs, étant tous conseillers du roi, ne sauraient être empêchés jamais de l'assister selon son besoin.
La chambre ne peut exclure et casser un de ses membres , qu'en le condamnant pour crime de forfaiture à une peine capi- tale ou infamante. Pourtant Blackstone rapporte que , sous le règne d'Edouard IV, George Neville, duc deBedfort, fut dégradé par acte du parlement, à raison de sa pauvreté qui ne lui per- mettait pas de faire la figure convenable à sa dignité. Ce fait est d'autant plus curieux, qu'il est unique dans les annales parlementaires. Depuis, c'est un usage contraire qui a prévalu. Ainsi, tout récemment, le comte d'Huntingdon, bien que réduit à une extrême indigence, a réussi à faire reconnaître le droit contesté de sa pairie , et le roi l'a doté pour le mettre en état de soutenir son rang.
Voici donc une aiistocratie compacte nettement établie. Chaque pairie repose , au moins fictivement , sur un titre réel dont la base est un domaine territoi'ial. Il ne s'agit pas de dire : je suis comte ou marquis ; si vous êtes marquis ou comte, vous êtes pair. Votre droit est-il en litige, votre qualité ne sera reconnue que lorsque vous aurez fait admettre votre pairie.
La France et l'Espagne, avec beaucoup plus de vieille no- blesse illustre, n'ont jamais eu pourtant d'aristocratie puissante et enracinée. Le principe de force et de durée de la nôtre a été sa concentration dans une pairie sérieuse et formelle. Si vos
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nobles des états-généraux avaient formé un corps politique bien assis, bien arrêté, l)ieu défini, votre révolution ne les eût pas si aisément renversés. Louis XVIII s'est avisé de con- struire, en 1814, une chambre haute; il était trop tard, les vrais matériaux manquaient : il bâtissait sur le sable avec du sable.
Il y a deux ans, M. Martinez de la Rosa en a voulu fabriquer une aussi ; eh bien ! dans ce pays où tout le monde est hidalgo, il n'a pas assez trouvé de grands et de titulos pour son frêle édifice. Il a fait comme vos maçons politiques en 1851 ; il a pris des économistes , des philosophes , des juges , des avocats , des poètes , des marchands , et il a mêlé tout cela avec le peu de matière nobiliaire qui lui restait. C'est ce mortier qui lui a servi à édifier ses proceres, destinés à durer autant que vos nouveaux pairs.
Certes notre pairie n'a plus sa solidité des siècles passés ; mais, bien que chancelante et ébranlée, elle se maintient par la vigueur de son organisation première ; elle n'arrête plus absolument le flot populaire , mais elle résiste elle-même en le laissant passer : elle reste debout près de la vieille abbaye sa contemporaine. Pourtant le torrent des communes ne bouil- lonnera pas toujours impunément autour de celle chambre qui lui fait obstacle; il la mine en ses fondemens : il ne tardera i)as de l'entraîner tout entière. Elle sera depuis long-temps sub- mergée , que Westminster continuera de mirer ses tours dans la Tamise. C'est le sort des oeuvres du moyen-àge. Ses édifices survivront à ses plus fortes institutions.
Notre pairie n'est pas seulement corps législatif, elle est en même temps cour de justice, et je n'entends point cour de jus- tice extraordinaire , vis-à-vis de ses membres et des accusés de haute trahison, non, elle est cour permanente et régulière, cour d'appel suprême en malière civile ; ces deux attributions sont au surplus aussi distinctes que le permet la confusion inconsé- quente de ce double pouvoir : le bon sens de l'usage a réformé l'absurdité du droit. Quoique tout pair soit né juge compétent en toute cause, de même que le législateur, la pairie ne siège comme tribunal que représentée par les légistes qu'elle a dans son sein. Ce sont, pour exemple, lord Brougham ou lord Lynd- hurst, l'un et l'autre ex-chanceliers, qui donnent d'ordinaire au-
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ilience le matin, et statuent en dernier ressort sur les arrêts ci vils déférés à la cour.
Chez nous, un divorce ne peut être prononcé que par acte du parlement. C'est la pairie qui instruit les procès de séparation. Comme il n'y est question que de faits dont l'appréciation ne requiert point la connaissance des lois , ces affaires se jugent indifféremment par les pairs légistes ou par les pairs lais qui se trouvent préseus à l'ouverture de la séance politique. C'est que la pairie est alors à la fois cour et chambre 5 amalgame barbare.
En cérémonie les pairs devraient siéger hiérarchiquement , c'est-à-dire les ducs aux banquettes de premier rang, les mar- quis aux secondes, les barons aux dernières. Cet ordre n'est pas observé. Ils se placent de même qu'aux communes , selon la couleur politique, barons, comtes, ducs ou marquis indistincte- ment. Aujourd'hui le ministère whig et les siens se tiennent à la droite du sac de laine; l'opposition des tories à sa gauche.
Disons les whigs et les tories , car à la chambre des lords ce sont les noms qui conviennent. Toute l'aristocratie étant eu eux, les pairs ne représentent qu'eux-mêmes , ils ne sont pas l'expression de tel ou tel partij ils sont leur propre expression. Lord Durham et lord Brougham , radicaux l'un et l'autre, sont deux anomalies, deux hommes fourvoyés.
Donc la classification est ici plus simple encore et plus fa- cile qu'aux communes. 11 y a toujours chez les lords, comme au dernier siècle , deux nuances d'aristocratie qui se disputent à main armée le pouvoir et ses bénéfices ; les tories , conséquens au moins avec leur principe anti-libéral, dont le triomphe , s'il était possible pacifiquement et sans révolution, serait le seul sa- lut de la pairie ; les whigs fort embarrassés au fond de leurs semblans d'opinion populaire , qu'il s'agit aujourd'hui de prou- ver par des actes et non plus par des proclamations.
Numériquement ces deux nuances sont loin d'être de force égale. Si vous comptiez les consciences , vous auriez dix tories contre un whig. Pourtant, en 18ô2, la minorité whig a fait ca- pituler les tories ; depuis, forte de l'appui de dehors, elle leur a plus d'une fois encore dicté la loi. Mais le moment approche où la vraie majorité va peut-être essayer de secouer le joug, elle sent que les concessions ne peuvent plus rien pour la sauver.
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Que n'estime-t-elle, pour son honneur . qu'il est tout aussi ro- main de prendre son épée et de tomber en défendant son rem- part, que d'attendre la mort politique paisiblement assis sur sa chaise curu.'e !
Lesréglemens et les habitudes des deux chamiwes ont leur s analogies et leurs dissemblances.
Chez les lords, c'est le même usage qu'aux communes de siéger sans façon le chapeau surla tête ; ce n'est pas tout-à-faitle même abandon, il y a plus de tenue. Il est plus rare de voir leurs sei- gneuries se faire un lit d'une banquette , et figurer avec leurs jambes les signes du télégraphe. Les bruits de l'assemblée sont plus contenus, plus civilisés, les improbations plus courtoises; le drame des débats offre en général moins de grandes scènes animées et saisissantes : il y a plus de concision et d'unité. Ce n'est pas cette lutte de médiocrités verbeuses qui pousse con- stamment à bout la patience et la politesse de la seconde chambre. Là, pour une harangue éloquente, vous en subirez souvent dix maussades, qui ne font qu'alonger et noyer la dis- cussion. Ici, les habiles dicoureurs ne sont pas si nombreux,, et on n'abuse pas autant de la parole : on va plus volontiers au fait. Il estvrai que la pairie n'est qu'un groiipe.une petite garnison retranchée. Ne demandez ni la réserve, ni ladiscrétion, ni la disci- pline, à une multitude comme les communes ; armée impatiente qui bivouaque les nuits entières sur les bancs, et dont chaque soldat veut être un conquérant.
§11.
Si haut placé que soit le président des lords, surtout lorsqu'il est grand-chancelier del' Angleterre, il n'a point, comme speaker, Tautorité souveraine de celui de l'autre chambre. Ce n'est pas à lui queles pairs s'adressent quand ils parlent, c'est à rassemblée; ce n'est pas lui c'est l'assemblée seule, qui a le droit d'accorder ou de retirer la parole; c'est elle seule qui fait toute sa police inté- rieure.
La raison évidente de cette différence entre les pouvoirs des deux speakers , c'est que l'un est l'élu de la puissance extérieure, du trône ; l'autre celui de la chambre même qu'il préside.
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C'est à cinq heures que le président des lords paraît au sac de laine, escorté de Thuissicr de la verge noire el du raassier. Les prières sont dites par un évèque. Il suffit qu'il y ait trois pairs présens pour que le speaker puisse ouvrir la séance; ainsi, trois lords constituent unechambre des lords. Deux de leurs voix rejelleraient légalement un bill qu'auraient unanimement voté les six cent cinquante-quatre délégués du peuple !
Il n'est pas rare de voir la noble chambre réduite à cette trinité législative. Je ne vous la veux pas , bien entendu, mon- trer dans cette solitude qui la fait ressembler, avec ses ban- quelles rouges désertes, à un nécessaire dont les compartimens sont vides. Supposons quelque grave question à l'ordre du jour : ce sera celle que vous voudrez, peu importe. Mais la salle est comble ; le meilleur nombre des nolabililés de la pairie est ù son posle.
Qui si vous promenez maintenant votre regard sur ces nom- breuses tèles serrées que nous dominons , il en est plusieurs au centre même de la salle qui vont exciter votre attention , ainsi que feraient les principales coupoles d'une grande ville que vous contempleriez du haut d'une tour.
Ce sont d'abord sur le premier plan les trois perruques rondes à marteaux des trois clerks de la chambre, qui vous tournent le dos , assis qu'ils sont à leurs table , et vis-à-vis d'elles , vous tournant au contraire leurs faces, les trois chefs nus et dé- pouillés de lord Rolle , du marquis de Wellesley et de lord Hol- land ; plus loin les deux longues perruques à crinière des mas- ters in chancety , et enfin , à l'horizon , sous les crépines d'or du trône , la perruque officielle et principale du speaker , qui se dresse majestueuse comme la flèche de la cathédrale parmi tous les clochers de la Cité.
Que cette perruque suréminente soit donc noire point dedé- j)art; orientons-nous d'après elle pour parcourir les divers quar- tiers de la chambre , de même que nous nous guiderions sur le dôme Saint-Paul si nous vouhons explorer Londres.
Ce n'est point un chancelier qui porte aujourd'hui le fardeau de la coiffure présidentale. Le grand sceau est en commission. Celui qui figure avec tant de noble aisance sur le sac de laine , c'est lord Denman , nommé speaker temporaire de la chambre, depuis le renversement du ministère whig. Vous reconnaissez
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de reste, à ses façons , qu'il n'en est point à son apprentissage de présidence. Il y a plusieurs années qu'il est premier juge de l'Angleterre ( chief-jiistice). C'est à la barre même de la pairie qu'il a commencé à jouer un rôle politique important ; il y dé- fendait en 1820, avec lord Brougham, la reine Caroline contre l'impudeur de la royauté. Se berçait-il alors de l'espoir qu'il serait un jour pair lui-même et président de cette chambre , devant laquelle il comparaissait comme humble légiste? Ce n'é- taient pas à cette époque toutes les ambitions du barreau qui osaient rêver les 400,000 francs de rente que vaut celte per- ruque souveraine !
Si distingué qu'il ait été dans sa profession , ce n'est ni le profond savoir , ni la haute éloquence , qui ont fait la grande fortune de lord Denman. C'est je ne sais quel accord harmo- nieux et général de la dignité des paroles, de la personne et des manières. Il semble que c'était le trône sénatorial qui avait besoin de cet homme; votre M. Ravez lui-même n'était pas né plus président. Mais ce qu'il faut louer surtout chez le noble baron, ce n'est pas ce mérite un peu théâtral d'une représen- tation majestueuse; c'est d'être resté sous la pourpre ce qu'il était sous la robe noire. Magistrat suprême, assis sur les degrés du trône, il est demeuré l'avocat affable et libéral de la cour de chancellerie.
A la droite du speaker, à votre gauche, dans cet asile ren- foncé où les vitrages dépolis d'une porte battante ne laissent pénétrer qu'une douteuse lumière , ne voyez-vous point un amas confus de visages blêmes et fleuris , de robes blanches et de surplis noirs ? Ce sont trois rangs pressés d'évêques et d'ar- chevêques. Autrefois ils ne s'empressaient point autant d'user de leurs privilèges législatifs. Aujourd'hui nul ne manque au poste ; le temple est debout sur toutes ses colonnes. L'émanci- pation du catholicisme a réveillé ces chanoines milUonnaires du sommeil léthargique où l'or dont ils sont repus les avait plongés. Ils font bonne garde autour de leur entassement de richesses. Ce ne sera pas leur faute si l'on jette à l'Irlande affa- mée quelques miettes de leur splendide banquet.
Si vous n'avez vu nos évêques qu'à la chambre ou en chaire , en grand uniforme, vous ne les connaissez qu'à demi. 11 faut les voir aussi en petite tenue , avec leur habit de ville , galant
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rt coquet. Vous vous demandiez lout-à-riieure quel était ce |)impant personnage en frac de fin drap noir, en chapeau de castor à longs poils, aux larges bords relevés par des cordons de soie, qui passait au galop dans Regent-Street. Étrange ca- valier , en effet , qui vous a plus surpris encore lorsqu'il a mis pied à terre et qu'il est entré à son c!ub la cravache en main , vous laissant mieux distinguer le reste de son costume quasi franc-maçonnique, ses hautes guêtres noires et son tablier noir. Ce n'était rien moins qu'un très noble et très révérend évéque anglican.
Et cet autre en pareille toilette, tout noir également, qui s'élançait du milieu de cette c lèche pleine déjeunes dames blanches et roses, comme nous traversions la place de Westmin- ster ? c'était un évêque que sa femme et ses filles venaient de conduire au parlement.
Mais suivons ces nobles lords spirituels sur leurs sièges de législateurs.
Figurez-vous une vieille au visage jaune ef décharné; courbez - la sous le poids de quatre-vingts années, creusez son front d'au- tant de rides que vous pourrez ; qu'elle aitia voix aigre et cassée, l'œil faux, inquiet et soupçonneux: ne sera-t-ellepas un portrait fidèle de sa grâce l'archevêque de Canterbury. le premier prélat de l'Angleterre, à cemoment assis seul au premier bancde l'église? C'est la superstition elle-même , n'est-ce pas ? toute décrépite, accroupie et tremblotante.
Ce vénérable archevêque, si suranné et hors de service qu'il vous semble, a cependant très bien la force de parler dès que l'intérêt des revenus de l'église est touché le moins du monde. Ses manières de sermons débutent alors invariablement par de louables réflexions sur les avantages de la tolérance, mais ils aboutissent tous à souhaiter la damnation du papisme sur la terre comme dans les cieux. C'est au moins là leur sens intime, car il n'est pas aisé de saisir leur signification. Sa grâce , qui tient son archevêché de la divine Providence, n'en a pas reçu le don d'exprimer facilement ses rancunes religieuses. Elle a besoin d'un grand travail pour formuler ses homélies anti-catholiques, pleines d'incohérence et semées de fréquentes interruptions. On ne saurait dire que le fiel coule des lèvres de ce doux prélat; il le crache plutôt.
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Ce fut un plaisant mouvement d'éloquence qui le fit se lever un jour tout hors de lui et vertement tancer lord Fitz William, parce que ce duc impie avait poussé le blasphème jusqu'à deman- der si la religion protestante n'était pas une secte. Voyez en effet la proposition monstrueuse ! N'est-il pas avéré que c'est l'église catholique ,1a mère de toutes, qui est la secte dissidente? Je vous le dis , en vérité, ce seront bientôt ces docteurs angli- cans qui auront inventé le christianisme et découvert l'Évan- gile , sous un de leurs l)onnets d'Oxford ou de Cambridge.
Derrière sa grâce, n'apercevez-vous pas ce petit homme fauve à l'oeil de tigre apprivoisé , qui s'agite, qui se penche , qui s'em- presse, qui joue et bondit sur son banc : c'est l'évêque d'Exeter, l'un des robustes piliers de l'église fanatique militante. Celui-ci c'est un ennemi plus adroit et plus dangereux de la liberté; ses mauvais instincts s'enveloppentde toute la séduction des dehors aimables. Nul parmi nos nobles hypocrites spirituels n'a , comme lui, la politesse exquise et l'insinuation câline des manières. Il n'y a point de chat qui dérobe mieux ses griffes sous le velours de sa patte.
Il ne semble pas que l'évêque d'Exeter ait la repartie aussi prompte que l'attaque; ou plutôt c'est que la réplique n'entre guère dans le plan de ses hostilités doucereuses. Écoutez-le, voici qu'il se lève saintement', son petit bonnet noir carré entre ses mains jointes ; il a sa besace pleine dedénonciations, il faut bien qu'il la vide. Sans doute il lui en coûte , h lui homme de paix, d'avoir à guerroyer contre le pouvoir temporel ! Mais pourquoi le pouvoir temporel prend-il ces libertés de vouloir rogner l'embonpoint du pouvoir spirituel? Oh ! le prélat chari- table , écoutez-le ! Comme sa perfidie a le sourire sur les lèvres! comme il égratigne candidement ! On ne provoque pas avec plus d'onctionet detimidité. Quiest-cequi aurait cette modestie craintive à jeter un sujet de discorde au milieu d'une assemblée? A présent qu'on l'a ramassé , c'est bien , il ne lui reste plus rien à dire. Whigs et tories , déchirez-vous , le bon évêque ne vous interrompra pas , il a fait son devoir de pasteur protestant. Déchirez-vous. 11 s'est assis et regarde la mêlée ; tout aise et tran- quillisé, il rit humblement sous cape en comptant les coups qu'on porte au ministère. Dieu luipardonne! je crois que son pied bal la mesure !
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Si je vous décrivais les trente évêques protestans entassés là, je vous en montrerais trois ou quatre à peu près whigs qui ressemblent peut-être mieux à des chrétiens , et parmi eux principalement le frère de lord Grey, le chef de cette impercep- tible minorité spirituelle ; mais c'est assez de cet échantillon de surplis. Laissons à notre droite les archevêques. Le premier banc que nous rencontrons après le leur, si nous allons vers la barre de la chambre, c'est celui des ministres. Ici nous ferons une pause.
Arrêtons-nous devant cet homme en chapeau gris , en redin- gote brune, nonchalamment appuyé sur sa canne. La chaleur est extrême. Afin d'être plus à l'aise, il a sans façon retiré sa cravate. Que si vous le rencontriez dans St-.lames Park , son lieu de promenade favori, caracolant à cheval, ou bien allant de pied , sa large narine ouverte au vent , la tête levée , l'œil étincelant et dédaigneux: à sa haute taille, à son apparence robuste et militaire, vous le prendriez pour quelque ancien colonel en retraite, non pas pour un premier lord de la tréso- rerie. C'est pourtant le vicomte Melbourne, le chef de notre gou- vernement.
Mais examinez de plus près et attentivement celte physiono- mie, l'expression en est complexe; c'est un mélange de fierté, d'indolence et d'irritabilité. Vous avez là tout le secret du talent et de la fortune de ce ministre. C'est presqu'un miracle que sa paresse naturelle lui ait permis l'ambition d'aspirer de lui-même au premier poste de l'état ; au moins je ne crois point qu'il eût eu l'énergie de s'y maintenir long-temps , si l'on ne le lui eût disputé. C'est parce qu'il a été renversé une fois qu'il est debout aujourd'hui. En le précipitant . on a frappé le ressort de sa force; aussi a-t-il rebondi, aussi est-ilremonté au pouvoir ets'y est-il replacé plus solide et plus déterminé qu'avant sa chute. Telles sont ces natures dont la vigueur endormie a besoin d'être réveillée par le fouet de l'affront. En 1834, lord Melbourne n'était qu'unwhig inerteet impuissant; en 18ôo, c'est un whig radical; il fait capituler la cour, il frappe l'église, il menace la pairie, pourquoi? parce que vous l'avez offensé , parce que vous l'avez chassé. Ne vous en prenez qu'à vous de sa puissance. Celle de son discours n'a pas non plus d'autre mobile que l'obstacle. Laissez-le dire et aller, sa parole languit et se traîne laborieuse;
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contrariez sa marche, opposez-lui une digne, il se révolte, il s'emporte, il bouillonne, il vous entraîne, il est éloquent! Et il est de toute sa personne dans cette éloquence , il y est de toute son ame. Il n'y a rien là d'apprêté ni de solennel; tout est sou- dain et involontaire. Il était si grave, si contenu, il n'y a qu'un moment, et voici qu'il serre les poings, qu'il raidit les bras, voici qu'il bondit; il a des cris de colère et des accens de mépris indigné qui lui partent du fond des entrailles. Alors son émotion le suffoque; il n'a plus de respiration; il lui faut s'interrompre; c'est un silence durant lequel on n'entend plus que le sifflement de sa large poitrine. En cet instant il rappelle l'attitude trem- blante et l'air magnifiquement irrité de votre Casimir Périer.
Lord Melbourne est l'orateur le plus original , le plus à part de tout le parlement, le plus passionné peut-être, sinon le plus parfait et le plus grand. Comme homme d'état, j'estime sa portée médiocre : c'est un vvhig progressif, aventureux, poussé à bout; mais ce n'est qu'un wbig, un aristocrate imprévoyant qui ne se demande pas où le mène le principe qu'il a écrit sur sa bannière.
A la gauche de lord Melbourne, cet homme de taille moyenne, replet, de toutes parts arrondi, sans trop d'épaisseur, au visage franc et ouvert , c'est le marquis de Lansdowne, le président du conseil. Vous savez qu'en Angleterre cette charge n'attribue au ministre qui en est revêtu , aucune prééminence sur ses collè- gues, il conduit seulement leurs délibérations, il est leur speaker ; leur chef véritable et souverain , c'est le premier lord de la trésorerie. Le marquis de Lansdowne figure à la chambre honorablement, et utilement dans le cabinet. Dans une discus- sion , il soutient d'ordinaire la seconde charge après lord Mel- bourne; son expression est mâle et choisie, sa voix ferme et retentissante, mais son débit est lourd et monotone; évidem- ment il a plus de mots que d'idées ; il dit les riens avec trop de solennité ; cette emphase générale et constante empêche l'effet de ses meilleurs mouvemens. Je voudrais qu'il s'accompagnât moins assidumentde ces bruyantes mesures que sa main frappe sur le bureau des greffiers. C'est là un moyen vulgaire qu'il fau- drait laisser à lord Londonderry , qui siège en face, de l'autre côté de la table. Ce genre d'argument est du ressort du pugilat plutôt que de l'art oratoire, .l'ai vu des débals où les deux nobles
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marquis, se répondant ainsi l'un à l'autre, avaient l'air d'es- sayer la force de leurs bras ou de battre l'enclume en cadence.
Au dire des vieux haliitués du spectacle parlementaire, la contexlure des discours de lord Lansdowne rappelle singuliè- rement la manière de M. Pilt. C'est de ce dernier que le prési- dent du conseil actuel aurait pris ce procédé , qui consistée enfermer toute une argumentation dans une seule immense période, coupée de mille etmille incises; mais l'habileté suprême dePitt était de mener infailliblement ses auditeurs au but d'une harangue par le détour des routes de traverse. Le marquis de Lansdowne rendrait souvent un signalé service aux siens , si! leur prêtait le fil secourable qui l'aide à sortir sain et sauf lui- même de son labyrinthe de parenthèses.
Cet autre personnage anguleux , déhanché , au long cou raide emboîté dans une cravate blanche, qui ne représenterait pas mal un de vos notaires de province , c'est lord Duncanon , le premier commissaire des bois et forêts et du sceau privé ; il se tient à la droite de lord Melbourne : c'est l'une des utiUtés du cabinet j tout bègue qu'il est, il parle souvent et de bonne volonté ; c'est moins la pensée qui lui fait défaut , je crois , que le langage ; le sang-froid lui sert çà et là de saillie ; il donne parfois de petits soufflets secs fort bien appliqués , d'un air in- nocent et candide.
Les autres ministres-pairs ne sont guère que des invalides d'un médiocre usage , sinon dans le conseil , au moins au feu de la disscussion. La longue figure brune, impassible, de lord Auckland ne se produit pas fréquemment au bureau; il faut qu'il soit question des choses de l'amirauté , dont il est le premier lord , pour qu'il risque quelques paroles honteuses touchant son département. Lord Glenelg, pair de toute fraîche date, ne se jettera pas non plus volontiers à travers la mêlée, si ses colonies ne sont point mises en jeu. Lord Glenelg a poui tant eu ses jours de faconde ; il valait mieux aux communes lors- qu'il était M. Grant seulement. Certes , ce n'est plus un jeune homme, tous ses cheveux ont blanchi ; mais il est plus vieux que son âge : c'est un homme radicalement épuisé corps et arae ; il est , assure-t-on , du nombre des sensualistes mysti- ques qui sacrifient la vie réelle aux rêves exaltés et mystérieux que l'opium enfante.
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Une énorme fêle ronde pâle et chauve , avec de grands yeux noirs et de gros favoris blancs, sur de larges épaules, voilà tout ce qui reste de lord Holland , le neveu de Fox , qui fut jadis orateur habile de l'école de son oncle, et passable écrivain. Du surplus de son corps , à peine en est-il question ; la goutte le lui a mangé peu à peu ; il finit absolument comme un pois- son. Ce n'est qu'à force de temps et de labeur que ses deux béquilles le transportent au bout de la banquette , où il s'assied vis-à-vis de lord Melbourne. D'ailleurs sa chancellerie du du- ché de Lancastre ne lui est pas tant une sinécure qu'on le veut bien dire; il soutient ses collègues de toute la vigueur de ses poumons , sinon de sa parole. C'est lui qui s'est chargé de l'approbation de leurs discours, et il s'acquitte de celte besogne en conscience , car il fait plus de bruit admiralif et de hear enthousiastes , à lui seul , que tout le côlé whig ensemble. C'est plaisir de voir ce tronçon d'hommes se démener, criant à tue- tête; on dirait ce joujou chinois figurant un gros rieur , qui se balance indéfiniment en se tenant les côtes.
L'histoire littéraire tiendra comple à lord Holland de son livre sur la vie de Lope de Vega ; mais cet ouvrage rappelle un trait de celle du noble lord , qui honore plus sa noblesse que sa générosité. En 1832, un pauvre réfugié espagnol, qui n'avait pour tout trésor que trois comédies inédites et manuscrites du célèbre poète castillan , eut l'idée de venir à Londres pour les vendre à l'illustre commentateur whig , qui devait naturelle ment mettre plus de prix que personne à leur valeur. Toute fois, en présence du grand seigneur , le timide émigré n'osa parler de marché ; il offrit tout simplement ses trois précieuses pièces. La visite et l'hommage furent fort gracieusement ac- ceptés, et en échange de l'un et l'autre, l'étranger reçut le lendemain la carte de lord Holland et un exemplaire de la vie de Lope de Vega. Il y a des occasions où les Anglais sont magni- fiques ; mais leur lil^éralité ne s'exerce tout entière qu'en pu- blic. Ils mettront leur gloire , par exemple , à jeter une parure dediamans à une chanteuse italienne en plein théâtre.
Que si nous sautons par-dessus la table des huissiers , en un bond nous voici maintenant au milieu même de l'état-major de l'opposition des tories. Ce sont surtout les ministres-pairs de la précédente administration conservatrice qui le composent.
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Ions au-delà de l'âge mûr, comme les ministres whigs actuels , entre cinquante et soixantc-dix-ans , et le meilleur nombre dans la dernière dizaine.
Allons droit au généralissime qui se lient au centre les bras croisés , au second banc. 11 dort , je suppose ; je ne sais quel ronllement pénible s'échappe de sa poitrine serrée dans un habit noir boutonné ; mais on l'éveille : il ôte brusquement son chapeau et nous découvre sa longue tête encore garnie de tous ses cheveux blancs coupés courts. Regardez ce menton épais qui s'avance et remue sans cesse, ces lèvres rentrées, ce grand nez bossu, ces yeux bleus brillans et fixes , tout le visage jaune et bronzé; n'est-ce pas bien la physionomie de Punch, un peu moins rubiconde seulement? Tout ce corps maigre et osseux ne semble-t-il pas un mannequin de bois , une antique poupée à ressorts ?
Oh ! qui se défendrait d'un saisissement de surprise à la vue de cet homme ? Voilà donc la plus constante et la plus com- plète fortune du siècle ! voilà celui qui a vaincu Napoléon , et qui vit depuis vingt ans sur cette gloire ! Et ce n'est pas unique- ment par la guerre qu'il a prospéré; la paix ne lui a pas été moins profitable ; il a régné dans le conseil comme dans le camp : son caprice a gouverné longuement un grand peuple intelligent et libre. Maintenant encore il est le roi de la der- nière aristocratie du monde. Homme heureux ! quelles dignités lui ont manqué, si ce n'est celles qu'il n'a point voulues ? Il s'est trouvé tout d'un coup savant , sans avoir jamais rien ap- pris. La jurisprudence et la théologie lui ont à l'envi décerné leurs palmes, les universités l'ont fait leur chancelier. Bien plus , les cercles exclusifs du ^yest-End eux-mêmes ont reconnu sa suprématie. Il a vu les générations de dandies se faner et tomber chaque automne, et lui , leur patriarche , il n'a point bronché. Le vent inconstant de la mode n'a pas pas arraché une seule feuille de sa couronne ; il est demeuré fashionable tout un quart de siècle. Si vous le suiviez ce soir en quelque rout de Grosvenor Square , vous l'y verriez trôner sur un canapé. Autour de lui voltige l'essaim léger des belles et grandes dames, chacune briguant une parole , un sourire , un regard du héros. Vous verriez (car le héros est sourd, et il n'est point de privauté qui ne lui soit permise), vous verriez les plus favorisées d'entre elles
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dans ses bras, et tandis qu'elles lui parlent à l'oreille , ses mains noires ridées se croisant sur leurs épaules blanclies. Homme heureux ! Il est vrai que sur la boucle de la jarretière qui ceint sa jambe septuagénaire, vous lisez écrit en lettres de diamaus : (I Honny soit qui mal y pense, » la devise de l'ordre. Homme heureux , quoi qu'il en soit ! Et que lui a-t-il fallu pour réussir ainsi à tout et en tout ? oh je ne sais. Le peu de prudence pa- tiente et de bon sens inerte que peut enfermer un front étroit à l'épreuve de la balle ; mais surtout le rayon bienfaisant et la partialité de cette étoile capricieuse qui éclaire si mystérieuse- ment le chemin des ])rédestinés.
Mais voici qu'il parle , ce duc de Wellington ! Quel labeur ! il secoue sa tète ! il étreint de ses doigts desséchés le dossier de la banquette qui est devant lui ! Il semble qu'il voudrait arracher de partout les idées qu'il n'a pas. Enfin , il lire de son cerveau quelques fi'agmens de phrases incohérentes et de rai- sonnemens tronqués. Tout cela , tant mal que bien , finit par composer une sorte de discours qui n'est pas trop déraison- nable; il fait deviner ce qu'il voulait dire, s'il ne l'a pas dit. Je vous affirme qu'il est orateur et homme d'état , comme il est grand fashionable et grand général , — par la grâce de son étoile.
Les tories de la chambre seraient ingrats d'oublier que c'est le duc de \yellington qui les a sauvés long-temps par la disci- pline rigoureuse et toute militaire avec laquelle il avait réglé leur fougue intempérante. Il ne s'agissait pas jadis de lui dé- sobéir impunément. Au commencement même de cette session , lord Londonderry fut grondé sévèrement, en pleine assemblée, pour avoir engagé une escarmouche que le général n'avait pas autorisée. Aujourd'hui, pourtant, les mauvaises têtes du parti semblent se lasser des sages temporisations du vieux chef. A moins qu'il ne les réduise promptement au devoir , elle li- vreront malgré lui la bataille au peuple. Mais que sa grâce y prenne garde ; si ses soldats l'entraînent à livrer lui même ce combat inégal , il n'y retrouvera plus sa fortune de Waterloo.
C'est une singulière expression de férocité niaise et débile , qui caractérise la physionomie que vous avez à la gauche du duc de Wellington ; pas un cheveu sur la tête , et malgré cela d'énormes moustaches toutes blanches. On dirait un vieux
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Turc de carnaval ou de comédie , qui a perdu son turban ; il faut voir cette grotesque créature debout de toute sa hauteur. Elle est si mal assurée sur ses longues jambes , qu'elle ne peut faire un pas sans trébucher. On la renverserait en soufflant des- sus. D'ailleurs fort assidue à la chambre, elle s'y donne un mouvement intini. Vous entendez résonner incessamment la petite \oix grêle et criarde qui sort de ce grand corps : non pas qu'il lui arrive souvent de parler, mais il excelle à acclamer aux harangues tories. C'est lui qui s'est attribué la contrepartie des admirations de lord Holland .; vous n'eussiez pas supposé que vous aviez là un très illustre personnage, illustre au moins grâce à sa naissance, selon que le remarqua un jour fort irré- vérencieusement lord Brougham : eh bien ! c'est une altesse royale, c'est l'aîné des frères du roi qui joue ce rôle imprudent d'apjilaudisseur des boute-feux d'une aristocratie impopulaire. C'est un prince du sang qui compromet son rang à plaisir dans cette représentation imbécile. Vraiment ce duc de Cum- berlaud est mal conseillé ; sa gloire militaire n'était pas pour lui permettre ces airs de matamore ! et puis il a sur la con- science certaines peccadilles privées et publiques qu'il serait sage de ne pas tant rajipeler par ces bravades. On n'a pas encore oubbé quels véhéraens soupçons de meurtre violent, de séduction lâche et d'inceste ont sali cette existence, que son origine a peut-être seule sauvée de la vindicte des lois. Le grand maître des loges orangisles est aussi suffisamment si- gnalé à la reconnaissance de l'Irlande. 11 n'y a guère de chance qu'il ait jamais à faire valoir ses droits au trône. Mais ne sau- rait-il prévoir l'échéance du cas ? dans ces temps de souveraineté populaire , la légitimité ne garantit